« Ah, tu n’as pas mis ta robe bleue mi-genou? » (ou quand la mère narcissique blesse en douceur)
« Ah, tu n’as pas mis ta robe bleue mi-genou? Elle te va pourtant si bien. »
Une phrase en apparence anodine, prononcée avec ce ton presque bienveillant qui, pour n’importe qui d’autre, passerait pour un simple compliment. Mais quand on a grandi avec une mère narcissique, on le sait : il y a toujours deux messages dans une seule phrase — le reproche et le compliment qui le maquille. Cette phrase, elle a beau sembler inoffensive, elle serre la poitrine, parce qu’on comprend tout de suite qu’encore une fois, on n’a pas fait le bon choix. Et le pire, c’est qu’on y avait pensé, à cette robe bleue. Celle qui moule si harmonieusement la culotte de cheval et la banane. Mais on l’a laissée de côté, comme tant d’autres versions de soi qu’on a appris à ranger pour tenter d’éviter un commentaire. Celui qui, pourtant, finit toujours par venir.
Avec une mère narcissique, tout devient matière à commentaire, et jamais rien ne passe complètement sous le radar. Ce n’est pas qu’elle crie ou qu’elle s’emporte. Non, elle fait bien pire : elle distille. Une observation, un petit mot, parfois à peine soufflé, mais toujours assez pour égratigner. Tout, absolument tout, devient prétexte à commentaire : la couleur du vernis, la longueur des cheveux, le ton de la voix, la manière de rire ou de poser une tasse sur la table. Ce n’est pas tant ce qu’elle dit que la façon dont elle le dit, cette infime nuance entre le compliment et la critique, ce léger décalage où la bienveillance se dissout dans une ironie à peine perceptible.
Elle appelle ça un « conseil », et elle le présente comme une marque d’attention, avec cette conviction tranquille d’avoir raison. Elle explique, persuade, se croit bienveillante, alors qu’elle ne fait que souligner ce qui cloche. Peu à peu, on n’y croit plus vraiment, tout en espérant malgré soi qu’un jour, enfin, elle dira simplement quelque chose de bon, sans nuances, sans conditions, sans arrière-goût.
Et c’est peut-être ça, le plus difficile à admettre : cette part de nous qui continue d’espérer une approbation qui ne viendra jamais. On se dit qu’à force, on a appris, qu’on s’en moque, qu’on ne cherche plus à plaire. Et pourtant, il suffit d’une remarque pour que quelque chose se contracte à l’intérieur, et on se sent encore, une fois, comme si on était un échec sur toute la ligne. On voudrait tant, pour une fois, qu’elle dise : « C’est bien » — sans corriger, sans nuancer, sans ajouter ce petit commentaire qui vient tout gâcher. On se dit que ce serait si simple, qu’il suffirait d’un mot vrai pour apaiser tout le reste. Mais non. Tout devient sujet à redire, tout mérite un « moi, à ta place ». Et chaque conversation laisse derrière elle un sillage invisible, une fatigue qu’on met parfois des jours à dissiper.
Une remarque tombe, puis une autre, et le cœur se serre. Alors on choisit la voie la plus simple : répondre plus court, garder pour soi ce qui compte, recentrer la conversation sur elle — « Et toi, comment ça va ? ». On reste sur des terrains neutres et, si la pointe revient, on met fin à l’échange avec calme. Souvent, cela suffit à préserver un peu de paix. D’autres fois, non. Et là, s’offrir une vraie pause n’est pas une faute : c’est reprendre souffle et clarté, sans culpabilité.
On essaie autrement : parler calmement, choisir ses mots, éviter ce qui fâche, rester posée, ne pas réagir trop vite, espacer un peu les échanges pour reprendre son souffle. On se fixe de petites règles, on se promet de ne pas tout raconter, de garder pour soi ce qui compte trop, de mettre fin à la conversation dès que ça dérape. Et malgré ces précautions, le schéma se répète : une remarque glisse, une autre suit, et l’on se retrouve avec la même tension dans la poitrine, la même impression d’avoir dû prouver encore quelque chose. On mesure alors le prix réel de chaque contact, non pas seulement l’heure qui vient de passer, mais ce poids qui demeure ensuite et qu’il faut des jours pour alléger, et l’on comprend que ce n’est plus une question de bonne volonté : c’est une question de se préserver.
Parce qu’à un certain point, on comprend que la seule façon de se protéger, c’est parfois de s’éloigner. Pas par rancune, mais par nécessité. Pour respirer, pour démêler ce qui vient d’elle de ce qui nous appartient, pour se rappeler qu’on a le droit d’exister sans se justifier. Aimer sa mère n’oblige pas à s’épuiser. Parfois, prendre du recul n’est pas fuir : c’est simplement se choisir. Parfois, on aime de loin, et c’est déjà beaucoup.
📌À lire aussi : Le pervers narcissique et le mensonge : une grande histoire d’amour